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JOURNAL D’AVIGNON 2009 Les quatre opérations de la guerre Amos Giati, Maguy Marin, Dieudonné Nangouna et Wajdi Mouawad

Posted in Uncategorized par tackelsbruno sur juillet 21, 2009

JOURNAL D’AVIGNON 2009

Les quatre opérations de la guerre
Amos Giati, Maguy Marin, Dieudonné Nangouna et Wajdi Mouawad

« Ici en Europe, c’est une bataille pour tout, c’est la guerre partout. » Cette phrase me revient tous les jours en mémoire, ici au Festival d’Avignon, dans les rues, dans les cafés, les salles et les cloîtres. C’est ma voisine qui me l’a glissée à l’oreille, dans la Cour d’honneur du Palais des Papes, au beau milieu de la nuit, alors que nous traversions ensemble l’atlantique épopée de Wajdi Mouawad qui allait nous mener jusqu’au lever du soleil sur le Palais, un grand moment métaphysique dans la vie d’un spectateur. Elle avait dû batailler durant les trente minutes de l’entracte pour le garder ma place, convoitée par des spectateurs errant à la recherche d’un meilleur point de vue.

Oui, c’est vrai, partout c’est la guerre. Une sorte de tension généralisée qui se propage dans les pores d’un monde en paix. Cet étrange paradoxe travaille presque tous les spectacles programmés cette année par le Festival d’Avignon. Ni pure coïncidence, ni thématique volontaire (c’est plutôt le retour des récits qui a servi de discours directeur), la problématique de la guerre, de sa justesse et de la justesse de sa représentation s’invite sur tous les plateaux. D’Amos Gitaï à Dieudonné Niangouna, en passant par Wajdi Mouawad, Krzysztof Warlikowski, Maguy Marin, ou encore Lina Saneh et Rabih Mroué, mais aussi Israël Galvan, ou Jan Lauwers, sur un mode pour le moins inattendu.

Dans la carrière Boulbon, à la beauté vertigineuse, devenue l’un des lieux mythiques du Festival depuis que Peter Brook y a fait naître le mémorable Mahabharata, Amos Gitaï affronte la « cour d’honneur des champ » (tout aussi redoutable que sa jumelle urbaine à l’intérieur des remparts) pour y faire résonner un texte de Flavius Josèphe, un historien juif du premier siècle de notre ère. Fils d’une riche famille juive, emprisonné par les Romains qui envahissent la Galilée, il devient malgré lui le scribe de leur conquête, ne gardant la vie qu’à la condition d’écrire la mort de ses frères. Mais son récit s’effile comme un couteau à deux lames : lorsqu’ils envahissent enfin la forteresse naturelle de Massala, aux portes de Jérusalem, les Romains découvrent un champ de cadavres. Flavius était censé rapporter la bravoure de l’ennemi juif, pour asseoir la grandeur romaine, mais son projet réussit au point de se retourner contre lui-même : les résistants patriotes se sont donnés la morts, plus forts que l’ennemi qu’ils refusent de reconnaître. Un sacrifice plus fort que toutes les victoires.

Quinze ans après un premier essai en Sicile, à Gibellina, le cinéaste reprend ce texte qui l’accompagne tel un viatique, et qu’il transforme en oratorio par la voix de Jeanne Moreau. Il a dû se souvenir de son retour en Avignon, soixante ans après ses premiers pas dans la cour d’Honneur. Il a dû se souvenir de cette apparition d’une femme qui revient dans son passé, et qui porte dans son corps, sa voix, sa présence soixante ans d’histoire, celle du théâtre et bien au-delà. Elle apparaît par la voûte centrale du mur de la Cour, elle effleure la pierre de la main, pendant que deux mille paires d’yeux s’embarquent dans son regard. Car elle nous regarde, touchant le mur, et elle avance vers nous, le pas sûr, lent, à peine humain. Elle s’avance vers la table en bois éclairée par une petite lampe de chevet, accompagnée de Samy Frey. Ils vont lire Quartett, du dramaturge Heiner Müller, en direct pour France Culture, une lutte à mort de deux amants qui prennent la place de l’autre pour mieux le vaincre. On pense à Flavius Josèphe, rétroactivement. Et on attend la venue de « Jeanne », on aimerait tant qu’elle revienne, à nouveau, et que ce frisson d’histoire, à nouveau, balaie la Carrière Boulbon.
Il n’en sera rien. Son entrée déjà annonce le naufrage. Elle entre sans aura, comme ailleurs, déplacée, comme dérangée. Oui, elle est ailleurs, sa voix, quand elle commence à dire. Le récitatif n’ouvre pas l’imaginaire, drame absolu pour un cinéaste qui a le courage de passer dans le medium du théâtre, pour faire naître d’autres images, par d’autres moyens. Et des moyens, il en a, à disposition : tailleurs de pierre qui habitent la carrière de leurs sons des origines, musiciens, chanteur, tours de lumières, mouvements de foule et travellings, gros plans et montage cut, tout un vocabulaire qui provient du cinéma, et qu’on attendait au service du plateau. Or, deux heures durant, on attendra vainement le théâtre. Il ne viendra pas, pas d’espace, aucun lien, aucune incarnation, ni même aucun signe qui nous emporte dans l’histoire. A l’exception d’une minute, oui une minute de théâtre pur : Eric Elmosnino s’avance vers nous, se fraie un chemin dans l’espace immense surencombré, arrive à la hauteur de la récitante, perchée sur son podium (avec petite table et lampe de chevet — mais ce ne sont pas les mêmes que dans la cour d’Honneur, juste une copie, pâle copie…). Il la regarde, elle lui répond, s’accroche à cette présence inattendue. Tout le spectacle tient en cet instant, avant de chavirer à nouveau, de plus belle dans la gesticulation vaine des sons, des tours et des lumières. D’autant plus cruel, maintenant, qu’on l’on a pressenti ce que le spectacle aurait pu être, s’il avait osé faire confiance au théâtre. Mais pour ce faire, il aurait fallu faire confiance à l’espace, aimer la Carrière pour ce qu’ellle est, se fier amoureusement à elle, qui le lui aurait bien rendu. Mais comme la cour d’Honneur, la Carrière ne supporte aucune concurrence arrogante. L’armée tubulaire et technologique qui l’envahit ne peut rien contre sa puissance minérale de toujours. Le combat est inégal. L’envahisseur bardée de technologies et d’appareils (à commence par ceux qui relaient – et empêchent, paradoxalement – la voix des acteurs) ne pourra rien contre la détermination du monde des pierres et des acteurs. Il semble arraisonné, vaincu, mais c’est lui qui triomphe. Car la seule chose qui tienne, la seule force du théâtre, son infinie faiblesse qui se renverse en force indépassable, pour qui sait en animer les filtres sensibles, la seule justesse du théâtre tient aux acteurs — les acteurs qui chantent avec les pierres.

Et c’est bien ce que font les danseurs de Maguy Marin, dans Description d’un combat, qu’ils viennent de créer pour le Festival d’Avignon. Il faut le dire sans détour : c’est une très grande œuvre qui se livre sur le plateau du gymnase Aubanel. Un de ces moments rares qui fondent la vie d’un spectateur, sidéré par tant de beauté. Il en sort en état de choc, déplacé, dérangé, et quand il reprend la parole, deux positions s’offrent à lui : rejet ou adhésion, mais dans les deux cas, c’est avec fougue et violence qu’il reçoit. Une grande leçon de plateau, qu’on peut refuser, bien sûr, comme l’œil refuse l’obscurité quand il s’y trouvé projeté sans prévenir. Car c’est dans les ténèbres que nous partons pour une heure — une heure qui ne dure qu’un instant, et qui s’étire, sans fin, au plus loin du temps linéaire. Nous partons au pays monstrueux de l’Iliade, un autre récit sanglant des guerres anciennes, étrangement devenu monument de culture. On y pense jamais, mais c’est tout de même assez monstrueux : le chef d’œuvre fondateur de la culture occidentale raconte de manière clinique et sur des centaines de pages toutes les détails d’une boucherie monstrueuse. La parole des civilisés que nous sommes se fonde sur cette barbarie sans nom, racontée de façon maniaque par un poète qui écrit sur fond de guerre fratricide, et tente malgré tout de la co,jurer avec le chant du poème. En ligne devant nous, les neuf danseurs de Maguy Marin sont l’un après l’autre happé par l’espace sombre qui s’ouvre derrière eux. Une mer nocturne pleine d’événements, ressacs, cris, râles, murmures, chants de geurres et hurlements à la mort. Tous ces sons de la guerre, irrépétable sur un plateau, assurément, ne peuvent nous parvenir que sus forme traduite, dans la forme d’un chœur, la forme originaire du théâtre. Avant que des protagonistes ne dialoguent dans la tragédie, il y avait le chœur, cette parole organique et polyphonique d’une cité ravagée par les guerres. Le chœur se plaint, le chœur chante la plainte de ceux qui ne comprennent pas pourquoi la guerre fait rage. Et leur plainte, cherchant à percer l’énigme, tente de faire taire la mort. Le chœur se lamente, commente et invente l’avenir. Là est sa force politique. Mais très vite il sera réduit au silence. Une voix s’arrache du mouvement collectif, puis une deuxième, qui va s’opposer à la première. L’agon, le combat tragique peut commencer, sur fond d’un peuple réduit au silence. Pendant plus de deux millénaires, le chœur connaîtra la relégation, orchestrée par la voix des puissants. Ils n’ont pas intérêt, en effet, à laisser passer le chant du chœur qui a vu si tôt que tout document de la culture est aussi, dans le même temps, un témoignage de barbarie. Ils ont tout intérêt en revanche à faire de la culture un rempart contre la barbarie, qui est toujours dans le camp de l’autre, dans le camp de celui qu’on veut anéantir, dévorer, vampiriser.

Avec Maguy Marin, de loin, du tréfonds des origines, le chœur se remet en mouvement. Le récit de la guerre de Troie s’empare de ce corps à neuf têtes, qui lui redonnent vie, à tour de rôle, ensemble, en canon et en toutes sortes de langue. Un oratorio prend forme, un vrai cette fois, en quelques minutes. Dans l’énergie de ce qu’ils disent, les danseurs se mettent en mouvement. Principale occupation : se courber, genoux à terre, et découvrir le sol, recouvert de grands tissus couleur nuit. Ils disent, se baisent, dévoilent, s’immobilisent, se taisent, disent encore, se baisent, dévoilent, se taisent, et disent encore. Au fil des tableaux vivants qui se découpent sous nos yeux, l’espace d’un instant suspendu, peu à peu l’immensité bleue se met à briller, à mesure que l’or gagne du terrain.

Tout en reliefs, le paysage est éclate maintenant de miroitements flamboyants. Le rituel continue son œuvre imperturbable, les corps tombent, explosent, les trachées se fendent, les muscles lâchent, les viscères se répandent, les crânes s’écrasent, le souffle s’éteint, au rythme de la scansion martiale des armées en (dé)route. Des taches rouges apparaissent à la surface, et accentuent encore davantage le relief inquiétant du plateau. Le rouge gagne, l’or se dissout, jusqu’à l’extinction générale. Le chant du chœur continue son travail, les mots creusent la terre et mettent la guerre à nu, jusqu’à l’os. Et elle vient à la lumière la terre, par bribes et fragments. Le chant du chœur fait se lever les morts, et leur mémoire, et leur honneur. C’est un chant d’honneur pour eux qui se lève maintenant, et on les voit, tous ces corps sur la terre pierreuse ; les voix lèvent maintenant tous ces corps morts qui ne sont plus recouvert par rien d’autre que par la mappe sonore et gestuelle qui se penche sur eux, et pour eux.

Un chant d’amour pour tous les morts, tous, sans nom, qui jonchent le « théâtre des opérations ». Incroyable formule pour dire le champ de la bataille, théâtre mutique qui attend la parole de la scène qui traverse jusqu’à nous. Elle vient, elle lève, cette parole des gisants, en armure dérisoire, implacable matière qui traverse les siècles jusqu’au nôtre, le précédent : ce n’est plus Homère qui tient la parole, il l’a transmise à Peguy, Charles Peguy, témoin historien d’une autre guerre, la nôtre, la « mondiale, la première mondiale. Il dit les mots de la bassesse, les maux de la grandeur, il dit ces pas de centaines de milliers d’hommes qui marchent du même pas vers la mort ; il dit ces innombrables corps mortels, impérissables, ces corps que les danseurs prennent maintenant en charge, en leur corps, en leur mouvements, mille fois pétrifies, remis en vie, pétrifiés encore ; il dit les crimes et les martyrs, les concierges rois et leur ivresse, il se rit de tant d’espièglerie héroïque. Malheur au peuple qui a besoin de héros, disait l’autre. La guerre est venue jusqu’à nous, elle lèche les rives de notre présent immédiat. Elle est là, à vue, sur le plateau, elle emplit le vide laissé à l’abandon dans la carrière Boulbon. Et l’on se plaît à rêver qu’ils sont tous maintenant devant nous dans la carrière de pierre, ils jouent les morts, et Jeanne Moreau est à côté d’eux, en Coriphée céleste. Et leur chant danse sur la falaise, leur chant répond à la pierre, paisiblement. C’est juste un rêve.

Bruno Tackels
Le 18 juillet 2009